3
Quand il se réveilla, il faisait noir et ça sentait le vert. Il ne savait plus où il était. Il se mit sur le dos, et tout lui revint : il était sur Terre. Des murmures. Il s’assit, effrayé. Un rire étouffé. Des mains l’obligèrent à se rallonger, des mains amicales, à l’évidence.
— Chut, fit une voix, et on l’embrassa.
Quelqu’un s’occupait de sa ceinture, de ses boutons. Des femmes, deux, trois, non, deux, qui sentaient bon le jasmin, et un autre parfum, oui, il y avait deux odeurs chaudes, distinctes. Leur peau luisante de sueur, si douce. Les veines battaient à ses tempes. Ce genre de chose lui était déjà arrivé une ou deux fois quand il était plus jeune, quand tout canyon bâché était un nouveau monde, plein de jeunes femmes inconnues qui voulaient un enfant ou juste s’amuser. Après les mois de célibat forcé du voyage, c’était le paradis de serrer ces corps de femmes, de les embrasser, de se faire embrasser, et sa première inquiétude fondit dans un mélange de mains, de bouches, de seins, de jambes entrelacées.
— La Terre, ma sœur, hoqueta-t-il.
Le vent qui soufflait dans les bambous lui apportait des bribes de musique, des barils de pétrole, des tablas. L’une des femmes était sur lui, pressée sur son corps. Il n’oublierait jamais le contact de ses flancs lisses sous sa main. Il entra en elle sans cesser de l’embrasser. Mais il avait toujours mal à la tête.
Lorsqu’il se réveilla, plus tard, il était nu et en nage sur le matelas. Il faisait encore noir. Il se rhabilla, sortit de la chambre et suivit un couloir obscur menant à un porche. C’était le crépuscule ; il avait dormi une journée entière. Maya, Michel et Sax mangeaient, entourés de gens. Nirgal leur assura qu’il allait bien. En fait, il mourait de faim.
Il s’assit en leur compagnie. Dans l’espace détrempé entre les bâtiments de béton brut, une foule était massée autour d’une cuisine en plein air. Au-delà, un feu de joie brillait dans le crépuscule. Les flammes enluminaient de jaune les visages sombres, se reflétaient dans le blanc liquide, éclatant, des yeux, des dents. Les gens, à la table centrale, se tournèrent pour le regarder. Plusieurs des jeunes femmes souriaient, leurs cheveux d’ébène luisant comme des casques d’obsidienne. L’espace d’une seconde, Nirgal fut renversé par l’odeur de sexe et de parfum. Mais c’était invraisemblable, avec le brasier, les effluves des plats épicés qui fumaient sur la table. Dans une telle explosion d’odeurs, il était impossible d’en identifier une seule, et de toute façon le système olfactif était bouleversé par les mets embrasés de curry et de piment de Cayenne. Il y avait des morceaux de poisson sur du riz, et un légume qui lui alluma un incendie dans la bouche et dans la gorge, de sorte qu’il passa la demi-heure suivante la tête en feu, à larmoyer, à renifler et à avaler verre d’eau sur verre d’eau. Quelqu’un lui donna un zeste d’orange amère confite, qui lui rafraîchit un peu la bouche. Il en mangea plusieurs.
Puis ils débarrassèrent la table tous ensemble comme à Zygote ou à Hiranyagarba, et les gens se mirent à danser autour du feu de joie, vêtus de costumes de carnaval surréels et masqués, comme au Fassnacht de Nicosia, mais les masques couvraient toute la tête et étaient plus étranges : il y avait des animaux, des démons à plusieurs yeux et aux grandes dents, des éléphants, des déesses. Sur le fond noir, brouillé, du ciel où scintillaient des étoiles obèses, se détachaient les vagues silhouettes des arbres, leurs feuilles vertes noires noires vertes soudain dorées par les flammes bondissantes qui semblaient donner son rythme à la danse. Une petite jeune femme avec six bras qui bougeaient en cadence s’approcha de Nirgal et Maya.
— C’est la danse du Ramayana, dit-elle. Elle est aussi vieille que la civilisation, et il y est question de Mangala.
Elle pressa familièrement l’épaule de Nirgal, et tout à coup il reconnut son parfum de jasmin. Sans sourire, elle retourna auprès du feu de joie. Les tablas suivaient le crescendo des flammes bondissantes, et les danseurs poussaient de grands cris. Nirgal avait la tête qui l’élançait à chaque pulsation de la musique. Malgré l’orange confite, il pleurait encore à cause du piment de Cayenne. Et il avait les paupières lourdes.
— Ça va vous paraître bizarre, dit-il, mais je crois que je vais retourner dormir.
Il se réveilla avant l’aube et s’installa sous une véranda. Le ciel s’éclaircit selon une séquence presque martienne, passant du noir au violet puis au rose de plus en plus clair avant d’adopter la teinte bleu-vert du matin sous les tropiques. Il avait encore la tête lourde mais il se sentait enfin reposé, et prêt à prendre le monde à bras-le-corps. Après un petit déjeuner de bananes brun-vert, quelques-uns de leurs hôtes les emmenèrent, Sax et lui, faire le tour de l’île en voiture.
Où qu’ils aillent, il y avait toujours des centaines de personnes dans son champ visuel. Les gens étaient tous petits, avec la peau aussi brune que la sienne dans les campagnes, plus claire en ville. De gros camions organisés en caravane servaient de magasins mobiles aux villages trop petits pour avoir leurs propres commerces. Nirgal s’émerveilla de la minceur des gens, de leurs membres noués par le travail de la terre ou fins comme des roseaux. Les courbes des jeunes femmes évoquaient des fleurs épanouies, éphémères.
Quand les gens le reconnaissaient, ils se précipitaient pour le saluer et lui serrer la main. Sax secoua la tête en voyant Nirgal parmi eux.
— Une distribution bimodale, dit-il. Pas une vraie spéciation, mais peut-être, avec le temps… la divergence de l’île. C’est très darwinien.
Les maisons occupaient des trouées ouvertes à la machette dans la verte jungle qui s’efforçait ensuite de reconquérir le terrain perdu. Les constructions plus anciennes étaient faites de briquettes de boue noircies par le temps, qui se refondaient dans la terre. Les terrasses des rizières étaient si étroites que les collines semblaient plus lointaines qu’elles n’étaient en réalité. Le vert clair des pousses de riz était d’une couleur inconnue sur Mars. D’une façon générale, Nirgal n’avait jamais vu des verts aussi éclatants, aussi lumineux. Ils s’imposaient à lui dans toute leur variété, leur intensité, dans le soleil qui lui brûlait le dos.
— C’est à cause de la couleur du ciel, répondit Sax quand Nirgal le lui fit remarquer. Les rouges du ciel martien ont tendance à assourdir les verts.
L’air était lourd, humide et fétide. La mer étincelante limitait l’horizon. Nirgal toussa, respira par la bouche, tenta désespérément d’ignorer le battement douloureux de ses tempes et de son front.
— Tu as le mal des profondeurs, avança Sax. Il paraît que ça arrive aux gens de l’Himalaya et des Andes qui descendent au niveau de la mer. C’est un problème d’acidité dans le sang. Nous aurions dû te déposer plus haut.
— Et pourquoi ne l’avons-nous pas fait ?
— Ils voulaient te voir ici parce que c’est de là que vient Desmond. C’est ta terre ancestrale. En fait, il semblerait qu’on se batte pour savoir qui aura l’honneur de nous avoir ensuite.
— Même ici, sur Terre ?
— Sûrement plus que sur Mars, dirais-je.
Nirgal gémit. Le poids du monde, l’air étouffant.
— Je vais courir, dit-il.
Au départ, ce fut la libération attendue. Les mouvements et les réactions habituels l’habitèrent, lui rappelant qu’il était toujours lui-même. Mais sa course pesante ne lui permit pas d’accéder à l’état du lung-gom-pa où il courait comme on respire, où il aurait pu continuer indéfiniment. Au contraire, il sentait la masse de l’air épais dans ses poumons, l’insistance du regard des petits personnages devant lesquels il passait, et surtout le poids de son propre corps qui lui faisait mal aux articulations. Il pesait plus du double de son poids normal. C’était comme si tous ses os s’étaient changés en plomb, comme s’il avait transporté une personne invisible sur son dos, sauf que le poids était à l’intérieur de lui. Ses poumons le brûlaient et se noyaient en même temps, et il ne les dégagerait pas en toussant. Des gens plus grands, habillés à l’européenne, le suivaient sur de petites bicyclettes à trois roues qui soulevaient des gerbes d’eau dans chaque mare. Mais les indigènes s’avançaient sur la route, derrière lui, des foules entières qui empêchaient les tricycles d’avancer, des gens qui riaient et bavardaient, les dents et les yeux étincelants dans leurs faces noires. Les hommes sur les tricycles regardaient Nirgal d’un œil vide, sans menacer la foule. Nirgal retourna vers le camp par une autre route. Maintenant, les vertes collines sur sa droite étaient embrasées. La route lui fendait les mollets à chaque pas. Il avait l’impression d’avoir des troncs d’arbre en feu à la place des jambes. Si courir lui faisait mal, maintenant… Il avait la tête comme une pastèque. La végétation d’un vert mouillé semblait tendre vers lui une centaine de tons de flammes vertes qui se fondaient en une bande d’une seule couleur dominante, envahissant le monde. Des taches noires mouvantes.
— Hiroko ! hoqueta-t-il tout en courant, le visage inondé de larmes, mais personne ne les distinguerait de la sueur. Hiroko, ce n’est pas comme tu m’avais dit que ce serait !
Il rejoignit en titubant le sol ocre du complexe. Les hordes de gens le suivirent jusqu’à Maya. Tout ruisselant de sueur, il se pendit à son cou en sanglotant.
— Nous devrions aller en Europe, fit Maya d’un ton courroucé à quelqu’un dans son dos. C’était stupide de l’amener tout de suite sous les tropiques.
Nirgal regarda par-dessus son épaule. C’était le Premier ministre.
— C’est ici que nous vivons, dit-elle, et elle lança à Nirgal un regard perçant, fier et plein de ressentiment.
Mais il en aurait fallu davantage pour impressionner Maya.
— Il faut que nous allions à Berne, dit-elle.
Ils partirent pour la Suisse dans un petit avion spatial fourni par Praxis. Pendant le vol, ils contemplèrent la Terre d’une altitude de trente mille mètres : le bleu de l’Atlantique, les cimes déchiquetées d’Espagne, avec leurs faux airs d’Hellespontus Montes ; puis la France et la muraille blanche des Alpes, qui ne ressemblaient à aucune des montagnes de Mars. Dans la fraîcheur de la cabine pressurisée, Nirgal se sentait comme un poisson dans l’eau et déplora de ne pas se sentir bien à l’air libre, sur Terre.
— Ça ira mieux en Europe, lui dit Maya.
Nirgal songea à la façon dont on les avait reçus.
— Ils t’adorent, ici, dit-il.
Bien que débordé par la situation, il avait remarqué que les duglas accueillaient ses compagnons avec autant d’enthousiasme que lui-même, et que Maya avait été particulièrement adulée.
— Ils étaient surtout contents que nous ayons survécu, esquiva Maya. Pour eux, c’est comme si nous revenions d’entre les morts. Tu comprends, de 61 jusqu’à l’année dernière, ils ont cru que tous les Cent Premiers étaient morts. Soixante-sept ans, tu te rends compte ! Pendant tout ce temps, beaucoup d’entre eux sont morts. Il y a quelque chose de magique, de mythique, dans le fait de nous voir débarquer au beau milieu de l’inondation, en plein changement. Sortir de l’underground comme d’une tombe.
— Mouais. Pas tous.
— Non, répondit-elle avec l’ombre d’un sourire. Il va falloir qu’ils fassent le tri là-dedans. Ils croient que Frank et Arkady sont vivants. Et John aussi, bien qu’il ait été tué des années avant 61 et que tout le monde l’ait su. Enfin, pendant un moment. Les gens ont la mémoire courte. C’était il y a longtemps. Il s’est passé tellement de choses depuis. Et les gens veulent que John Boone soit vivant. Alors ils ont oublié Nicosia, et ils se disent qu’il est encore dans l’underground.
Elle eut un petit rire bref, un peu troublée à cette idée.
— C’est comme Hiroko, fit Nirgal, la gorge nouée.
Une vague de tristesse comme celle qui l’avait submergé à Trinidad l’envahit, le laissant livide et douloureux. Il croyait, il avait toujours cru, qu’Hiroko était en vie et se cachait avec les siens quelque part dans les highlands du Sud. Il avait surmonté le choc de sa disparition en se cramponnant à cette idée. En se disant qu’elle s’était glissée hors de Sabishii et reparaîtrait quand elle jugerait le moment venu. Il en était sûr. Et voilà qu’il n’en était plus si certain, il n’aurait su dire pourquoi.
Assis à côté de Maya, Michel regardait dans le vide, l’air pincé. Tout à coup, Nirgal eut l’impression de se regarder dans un miroir. Il savait qu’il faisait la même tête, il le sentait dans sa chair. Michel et lui avaient des doutes, peut-être au sujet d’Hiroko, peut-être sur autre chose. Comment savoir ? Michel ne semblait pas d’humeur à parler.
Et de l’autre côté de l’avion, Sax les observait tous les deux, avec son regard d’oiseau.
Ils se laissèrent tomber du ciel parallèlement au grand mur nord des Alpes et se posèrent sur une piste, au milieu de la verdure. On les escorta dans un bâtiment anonyme, comme ceux de Mars ; ils descendirent un escalier et prirent un train qui glissa avec un bruit métallique vers le haut, puis hors du bâtiment et à travers les champs verts. Une heure plus tard, ils étaient à Berne.
Les rues de Berne étaient pleines de diplomates et de journalistes qui arboraient un badge d’identification sur la poitrine et voulaient tous leur parler. La ville était petite, primitive, solide comme le roc. Chaque chose respirait le pouvoir. Les étroites rues pavées étaient bordées par des bâtiments de pierre aux lourdes arcades, tout avait la stabilité des montagnes. L’Aare qui serpentait rapidement au milieu enserrait la majeure partie de la ville dans une de ses boucles. La plupart des gens qui peuplaient ce quartier étaient des Européens : des Blancs à l’air méticuleux, moins petits que la plupart des Terriens, grouillant dans tous les sens, absorbés dans leurs discussions, agglutinés autour des Martiens et de leurs accompagnateurs qui portaient maintenant l’uniforme bleu de la police militaire suisse.
Nirgal, Sax, Michel et Maya étaient logés dans le quartier général de Praxis, un petit bâtiment de pierre situé le long de l’Aare. Nirgal s’étonna de voir des maisons construites si près de l’eau ; que le fleuve monte ne serait-ce que de deux mètres et c’était la catastrophe, mais apparemment ces Suisses s’en fichaient. Le cours de la rivière devait être étroitement canalisé, bien qu’elle jaillisse d’une des chaînes de montagnes les plus escarpées que Nirgal ait jamais vues. C’était du terraforming. Pas étonnant que les Suisses s’en soient si bien sortis sur Mars.
Le bâtiment de Praxis n’était qu’à quelques rues de la vieille ville. La Cour mondiale et le gouvernement fédéral suisse occupaient des bâtiments dispersés au milieu de la péninsule.
Tous les matins, ils prenaient donc à pied la rue principale, pavée, la Kramgasse, incroyablement propre, nue et déserte comparée aux rues de Port of Spain. Ils passaient sous l’horloge médiévale, avec son cadran ornementé et ses automates pareils à un diagramme alchimique de Michel qui se serait mué en un objet à trois dimensions, puis ils entraient dans les bureaux de la Cour mondiale où ils s’entretenaient avec des groupes successifs de la situation sur Mars et sur Terre : des officiels des Nations Unies, des représentants du gouvernement national, des patrons de métanationales, des organisations humanitaires, des groupes médiatiques. Tout le monde voulait savoir ce qui se passait sur Mars et ce qu’ils pensaient de la situation sur Terre ; connaître les intentions de Mars et quelle aide Mars pouvait apporter à la Terre. Nirgal trouvait la plupart des gens qu’on lui présentait d’un commerce agréable : ils semblaient comprendre les situations respectives des deux mondes, ils n’étaient pas absurdement persuadés que Mars allait « sauver la Terre » ; ils ne paraissaient pas s’attendre à reprendre un jour le contrôle de Mars, où à voir revenir le règne des métanationales, comme avant l’inondation.
Maya était pourtant sûre que tout le monde n’était pas animé de la même bienveillance à leur égard. Elle leur fit remarquer le nombre de fois où leurs interlocuteurs faisaient preuve de ce qu’elle appelait un « terracentrisme » indécrottable. Rien ne comptait pour eux en dehors des affaires terrestres. Mars était intéressante par bien des côtés, mais pas vraiment importante. À partir du moment où elle lui eut signalé cette attitude, Nirgal en repéra un nombre incalculable de manifestations. À vrai dire, il trouva ça réconfortant. Les Martiens avaient une attitude identique. Les indigènes étaient forcément aréocentriques, et c’était logique, c’était une sorte de réalisme.
En fait, les Terriens qu’il commençait à trouver les plus troublants étaient précisément ceux qui témoignaient le plus vif intérêt pour Mars : certains dirigeants de métanats qui avaient lourdement investi dans le terraforming de Mars, les représentants de pays surpeuplés, qui seraient sans doute très heureux de pouvoir leur envoyer un grand nombre de ressortissants. Il assista donc à des réunions avec des gens de l’Armscor, de Subarashii, de la Chine, d’Indonésie, d’Ammex, de l’Inde, du Japon et du conseil des métanats japonaises. Il les écouta attentivement et s’efforça de poser des questions et d’éviter d’en dire trop long. Et il vit que certains de leurs plus solides alliés du moment, comme l’Inde et la Chine, risquaient de constituer un gros problème dans la nouvelle donne. Maya hocha la tête avec emphase lorsqu’il lui en fit l’observation.
— Il n’y a plus qu’à espérer que la distance nous sauvera, dit-elle, la mine sombre. Nous avons de la chance qu’il faille traverser l’espace pour arriver jusqu’à nous. Ça devrait être un goulot d’étranglement pour l’émigration, quelque progrès que fasse le vol interplanétaire. Mais nous devrons toujours rester sur nos gardes. En fait, ne parle pas trop de ces choses-là ici. Ne parle pas trop tout court.
Pendant les pauses-déjeuner, Nirgal demandait à ses gardes du corps – une bonne douzaine de Suisses qui ne le lâchaient pas d’une semelle, sauf pour dormir – de l’emmener à la cathédrale qu’on appelait le monstre. L’escalier d’une des tours était accessible au public, et tous les jours ou presque Nirgal prenait son souffle, gravissait l’escalier en colimaçon et arrivait, haletant et couvert de sueur, au belvédère. Par temps clair, c’est-à-dire souvent, on voyait la barrière lointaine, abrupte, des Alpes, qu’il avait appris à appeler l’Oberland bernois. Cette muraille blanche, crénelée, courait d’un horizon à l’autre, comme une grande chaîne de montagnes martiennes, si ce n’est qu’elle était couverte de neige sauf sur certains triangles exposés au nord, des triangles de roche gris clair qui ne ressemblaient à rien de connu sur Mars : du granit. Des montagnes de granit, soulevées par la collision des plaques tectoniques, nées dans une violence encore visible.
Berne était séparée de cette majestueuse frontière blanche par des collines plus basses, vertes, l’herbe d’un vert aussi intense qu’à Trinidad, les forêts de conifères d’un vert plus sombre. Tout ce vert… Nirgal s’émerveilla à nouveau de la quantité de vie végétale qui couvrait la Terre. La lithosphère disparaissait sous une couche ancienne, épaisse de biosphère.
— Oui, acquiesça Michel, qui l’avait accompagné un jour pour admirer le panorama. La biosphère forme une partie importante de la surface du sol. Partout où la vie surgit, elle foisonne.
Michel mourait d’impatience d’aller en Provence. Ils n’en étaient pas loin, à une heure de vol ou une nuit de train, et il en avait assez de Berne et de ses interminables arguties politiques.
— Il pourrait y avoir une nouvelle inondation ou la révolution, le soleil pourrait se changer en supernova qu’ils continueraient à palabrer. Je vous laisse. Sax et toi, vous vous débrouillerez toujours mieux que moi !
— Et Maya encore mieux.
— Sûrement, mais je veux qu’elle vienne avec moi. Si elle ne voit pas ça, elle ne comprendra jamais.
Seulement Maya était absorbée par les négociations avec les Nations Unies, qui commençaient à devenir sérieuses maintenant que les Martiens avaient approuvé la nouvelle Constitution. Les Nations Unies agissaient plus ou moins comme porte-parole des métanats tandis que la Cour mondiale soutenait les nouvelles « démocraties coops » ; aussi les discussions qui se déroulaient dans les diverses salles de réunion et par vidéotransmission étaient-elles vives et parfois hostiles. Importantes, en un mot. Maya allait au combat tous les jours ; elle n’avait pas le temps de se rendre en Provence. Elle était allée dans le sud de la France quand elle était jeune, disait-elle, et n’avait pas très envie d’y retourner, même avec Michel.
— Elle dit que toutes les plages ont disparu, se plaignit Michel. Comme si c’était le principal, en Provence !
Il pouvait dire ce qu’il voulait, elle n’irait pas. Pour finir, au bout de quelques semaines, Michel laissa tomber à contrecœur et décida de partir tout seul en Provence.
Le jour de son départ, Nirgal l’accompagna à pied à la gare, au bout de la rue principale, et agita son mouchoir lorsque le train s’éloigna. Au dernier moment, Michel passa la tête par la fenêtre et rendit ses signaux à Nirgal avec un immense sourire. Nirgal fut choqué de voir cette expression remplacer si vite la déception causée par l’absence de Maya. Puis il se réjouit pour son ami. Ensuite il éprouva une soudaine envie. Il n’y avait pas un seul endroit au monde, pas un seul endroit des deux mondes, qu’il ait envie de revoir comme ça.
Après le départ du train, Nirgal reprit la Kramgasse, entouré par la nuée habituelle de cornacs et de journalistes, et fit gravir à ses deux corps et demi les deux cent cinquante-quatre marches qui menaient en haut du Monstre afin de contempler la muraille de l’Oberland bernois, au sud. Il passait beaucoup de temps là-haut ; il lui arrivait de rater le début des réunions de l’après-midi, de laisser Sax et Maya commencer sans lui. Les Suisses menaient rondement les choses. Les réunions avaient un ordre du jour, démarraient à l’heure, et s’ils n’arrivaient pas au bout du programme fixé, ce n’était pas de leur faute. Les Suisses qui se trouvaient dans la pièce étaient comme ceux de Mars, comme Jurgen, Max, Priska et Sibilla, avec leur sens de l’ordre, leur goût des choses bien faites, leur amour invétéré du confort, de tout ce qui était bien et prévisible. Cette attitude arrachait à Coyote un ricanement dédaigneux. Il la considérait comme nuisible à l’existence. Mais en voyant l’élégante cité de pierre qui s’étendait à ses pieds, avec ses fleurs luxuriantes et ses habitants prospères, Nirgal se disait qu’elle devait avoir du bon. Il avait été sans foyer pendant si longtemps. Michel avait sa Provence ; aucun endroit ne comptait à ce point pour lui. Sa maison natale gisait écrasée sous une calotte polaire et sa mère avait disparu sans laisser de trace. Tous les endroits où il avait vécu depuis étaient en perpétuel changement. Chez lui, c’était le changement. Cruelle prise de conscience, quand il regardait la Suisse, quand il voyait tout ça. Il aurait voulu un endroit à lui, un endroit qui tenait le coup depuis mille ans comme celui-ci, avec ses toits de tuile et ses murs de pierre.
Il essaya de s’intéresser aux assemblées de la Cour mondiale et du Bundeshaus suisse. Praxis était toujours à la pointe du progrès en matière d’inondation. C’était, déjà avant la catastrophe, une coopérative qui se consacrait à la production de biens et de services de base, y compris le traitement de longévité, et elle s’était fait une spécialité du travail sans projet préétabli. Il lui avait donc suffi de passer la vitesse supérieure pour prendre la tête et montrer ce qu’il était possible de faire dans l’urgence. Les quatre voyageurs avaient vu le résultat à Trinidad. L’essentiel du travail avait été effectué par les mouvements locaux, mais Praxis donnait un coup de main à des projets comparables dans le monde entier. On disait que William Fort n’avait pas ménagé ses critiques au début en menant la réponse fluide à la « transnat collective », comme il appelait Praxis. Et sa métanationale mutante n’était que l’une des centaines d’agences qui s’étaient placées en tête du peloton. Dans le monde entier, elles traitaient le problème du relogement des populations sinistrées et de la reconstruction de nouvelles installations côtières à un niveau plus élevé.
Mais ce réseau non structuré se heurtait à la résistance des métanats, lesquelles se plaignaient qu’une bonne partie de leur infrastructure, de leur capital et de leur travail était nationalisée, usurpée, détournée, accaparée ou tout simplement volée. Il n’était pas rare qu’il y ait de la bagarre, surtout là où des conflits s’étaient déjà produits. Après tout, l’inondation était survenue au beau milieu d’un paroxysme de rupture et de réorganisation mondiales, et, si elle avait tout changé, la lutte se poursuivait encore en bien des endroits, parfois sous couvert d’aide d’urgence.
Sax Russell était particulièrement attentif à ce contexte, car il était convaincu que les guerres globales de 61 n’avaient jamais résolu les inégalités fondamentales du système économique terrien. Il ne perdait pas une occasion d’insister sur ce point au cours des réunions, et Nirgal avait l’impression qu’il réussissait parfois à convaincre leurs interlocuteurs des Nations Unies et des métanationales qu’ils avaient tout intérêt à suivre une méthode voisine de celle de Praxis s’ils voulaient survivre, la civilisation et eux-mêmes. Peu importait, au fond, à laquelle de ces deux choses ils étaient le plus attachés, dit-il en privé à Nirgal, ou qu’ils établissent un simulacre machiavélique du programme Praxis. Le résultat serait assez comparable, à court terme, et tout le monde avait besoin de cette période de grâce de coopération pacifique.
C’est ainsi qu’il s’efforça de se concentrer pendant tous les meetings, parvenant à se montrer assez cohérent et assez engagé, en particulier si l’on songeait à la profonde abstraction dont il avait fait preuve pendant le voyage vers la Terre. Après tout, Sax Russell était le Terraformeur de Mars, l’avatar vivant du Grand Savant, une situation d’extrême pouvoir dans la culture terrienne, se disait Nirgal, une sorte de Dalaï Lama de la Science, une réincarnation permanente de l’esprit scientifique, créée pour une culture qui ne semblait pas capable de gérer plus d’un savant à la fois. Et puis, pour les métanats, Sax était l’un des principaux créateurs du plus grand nouveau marché de l’histoire, ce qui n’était pas un élément négligeable de son aura. Enfin, comme l’avait souligné Maya, il était l’un des membres du groupe qui était revenu d’entre les morts, l’un des chefs des Cent Premiers.
En plus de tout cela, son étrange phrasé haletant avait contribué à la naissance de l’image qu’on se faisait de lui sur Terre. Un simple problème d’élocution avait fait de lui une sorte d’oracle ; les Terriens semblaient croire que ses pensées étaient tellement élevées qu’il ne pouvait parler que par énigmes. Peut-être était-ce ce qu’ils voulaient. Peut-être était-ce ça la science pour eux. Dans le fond, la physique actuelle décrivait la réalité ultime comme des cordes ultramicroscopiques oscillant selon une supersymétrie à dix dimensions. Ce genre de théorie avait habitué les gens à l’étrangeté des physiciens, de même que l’usage croissant des IA de traduction les avait accoutumés aux locutions étranges. Presque tous ceux que rencontrait Nirgal parlaient anglais, mais ce n’était jamais la même sorte d’anglais, si bien que la Terre lui faisait l’effet d’une explosion d’idiolectes. Il commençait à croire qu’on ne pouvait trouver deux personnes qui parlent la même langue.
Dans ce contexte, Sax était écouté avec une extrême gravité.
— L’inondation marque un point de rupture dans l’histoire, dit-il un matin, lors d’une grande réunion devant le Conseil national du Bundeshaus. C’était une révolution naturelle. Le temps a changé sur Terre, la Terre a changé, de même que les courants marins et la répartition des populations humaine et animale. Il n’y a pas de raison, compte tenu des circonstances, d’essayer de restaurer le monde antédiluvien. Ce n’est pas possible. Mais il y a bien des raisons d’instituer un meilleur ordre social. L’ancien était… vicié. Il en résultait des bains de sang, la famine, la servitude et la guerre. La souffrance. Des morts inutiles. La mort sera toujours là. Mais chacun devrait la rencontrer le plus tard possible. À la fin d’une vie heureuse et bien remplie. C’est le but de tout ordre social rationnel. Nous devrions donc voir dans l’inondation une occasion de… de briser le moule, ici, comme sur Mars.
À ces mots, les officiels des Nations Unies et les conseillers des métanationales firent grise mine, mais n’en continuèrent pas moins d’écouter. Et le monde entier regardait. Sans doute, se dit Nirgal, l’opinion d’un aréopage de chefs dans une cité européenne avait-elle moins d’importance que celle des gens qui regardaient l’homme de Mars aux infos, du fin fond de leur village. Praxis, les Suisses et leurs alliés du monde entier avaient tout investi dans l’aide aux réfugiés et le traitement de longévité, de sorte que partout les gens se joignaient à eux. Si on pouvait gagner sa vie en sauvant le monde, si c’était une chance de trouver la stabilité, de vivre vieux et d’assurer un avenir décent à ses enfants, eh bien, pourquoi pas ? La plupart des gens n’avaient rien à perdre. Le règne des métanats avait profité à certains, mais des milliards d’autres étaient restés sur le bas-côté, exclus, dans une situation qui allait sans cesse empirer.
C’est ainsi que les métanats perdaient leurs employés en masse. On ne pouvait pas les enchaîner. Il était de plus en plus difficile de leur faire peur ; la seule façon de les garder était de mettre en place des programmes similaires à ceux que Praxis avait initiés. Et c’est ce qu’elles faisaient, ou du moins le disaient-elles. Maya était sûre qu’elles procédaient à des changements superficiels allant dans le sens de ceux de Praxis rien que pour conserver leur personnel et préserver leurs profits. Mais il se pouvait que Sax ait raison, qu’elles n’aient plus aucun contrôle de la situation et qu’elles instituent malgré elles un nouvel ordre des choses.
C’est ce que Nirgal décida de dire quand on lui donna la parole, lors d’une conférence de presse dans une grande salle du Bundeshaus. Debout sur l’estrade, il regarda la meute de journalistes et d’envoyés spéciaux – quelle différence avec la table improvisée dans l’entrepôt de Pavonis, avec le complexe arraché à la jungle de Trinidad, avec le podium au milieu de cette mer de gens, pendant cette folle nuit à Burroughs – et Nirgal comprit soudain son rôle : il était le jeune Martien, la voix du nouveau monde. Il pouvait laisser à Maya et Sax le soin d’être raisonnables et d’apporter le point de vue de l’étranger.
— Tout ira bien, dit-il en s’efforçant d’englober chacun dans son discours de sorte que tout le monde se sente concerné. Tout moment de l’histoire est fait d’un mélange d’éléments archaïques, de choses qui remontent du passé, de la plus lointaine préhistoire. Le présent est toujours un amalgame d’archaïsmes. Il y a encore des chevaliers qui viennent prendre les récoltes des paysans. Il y a toujours des guildes et des tribus. Nous voyons maintenant beaucoup de gens quitter leur travail pour venir en aide aux victimes de l’inondation. C’est nouveau, et en même temps ça rappelle les pèlerinages d’antan. Ils veulent être des pèlerins, avoir un but spirituel, ils veulent accomplir un travail qui ait un sens. Il n’y a pas de raison de continuer à se laisser gruger. Les représentants de l’aristocratie ici présents ont l’air inquiet. Vous aurez peut-être besoin de chercher du travail vous aussi. Vous serez peut-être amenés à vivre au même niveau que tous les autres. C’est vrai ; il se peut que ça arrive. Mais tout ira bien, même pour vous. Le mieux est l’ennemi du bien. C’est quand tout le monde est égal que les enfants sont le plus en sécurité. La distribution universelle du traitement de longévité que nous entrevoyons ici et maintenant est le sens ultime du mouvement démocratique. C’est la manifestation physique de la démocratie, enfin. La santé pour tous. Et quand ça arrivera, l’explosion d’énergie humaine positive transformera la Terre en quelques années à peine.
Quelqu’un dans la foule se leva et l’interrogea sur le risque d’explosion démographique. Il acquiesça.
— Oui, bien sûr. C’est un vrai problème. Il n’est pas indispensable d’être démographe pour voir que si on continue à faire des enfants alors que les anciens ne meurent pas, la population atteindra rapidement un niveau incroyable. Un niveau insupportable, jusqu’à l’explosion. Et alors ? Eh bien, il faut regarder la situation en face tout de suite. Il suffira de réduire le taux de natalité, pendant un moment du moins. Ça ne durera pas éternellement. Le traitement de longévité ne confère pas l’immortalité. Les premières générations qui en ont bénéficié finiront par mourir. C’est là que réside la solution au problème. Disons que la population actuelle des deux mondes est de quinze milliards. Autant dire que la situation est déjà effrayante. Étant donné la gravité du problème, tant que vous serez parents, vous n’aurez pas de raison de vous plaindre ; c’est votre propre durée de vie qui pose problème, après tout, et être parent c’est être parent, qu’on ait un enfant ou qu’on en ait dix. Enfin, mettons qu’à partir de maintenant chaque couple n’ait qu’un enfant : la génération actuelle comptera sept milliards et demi d’enfants, qui bénéficieront eux aussi du traitement de longévité, évidemment, qu’on élèvera dans du coton, au point d’en faire les insupportables petits rois du monde. Mettons que ceux-ci aient à leur tour quatre milliards d’enfants, la nouvelle royauté, que cette génération-là ait deux milliards d’enfants, et ainsi de suite. La population continuera d’augmenter, mais à un rythme de plus en plus faible au fur et à mesure que le temps passera. Et à un moment donné, dans cent ans ou dans mille ans, la première génération mourra. Que le processus se produise en un plus ou moins long laps de temps, il n’empêche que la population mondiale diminuera de près de la moitié inéluctablement. À ce stade, les gens pourront observer la situation, l’infrastructure, l’environnement des deux mondes – la capacité d’accueil du système solaire entier, quelle qu’elle puisse être. Quand les générations les plus nombreuses auront disparu, les gens pourront peut-être recommencer à avoir deux enfants par couple, afin d’assurer la perpétuation de l’espèce. Enfin, ils verront bien. Quand ils seront confrontés à ce genre de décision, la crise démographique sera résolue. Mais il se pourrait que ça prenne un millier d’années.
Nirgal s’arrêta et observa le public. Les gens le regardaient, fascinés, silencieux. Il les engloba dans un grand geste du bras.
— En attendant, nous devons nous entraider. Nous devons nous modérer, prendre soin du sol. Et c’est là que Mars peut aider la Terre. D’abord, en ce qui concerne les soins apportés au sol, nous sommes vecteurs d’expérience. Tout le monde peut tirer parti des leçons que nous avons apprises et les appliquer ici. Et puis, et surtout, la majorité de la population restera toujours sur Terre, mais une partie importante pourrait s’installer sur Mars. Ce qui contribuerait à soulager la situation. Nous serions heureux de les accueillir. Nous avons le devoir d’héberger autant de gens que possible ; nous sommes encore des Terriens, sur Mars. Nous sommes tous dans le même bateau. Et il n’y a pas que la Terre et Mars, il y a d’autres mondes habitables dans le système solaire, moins grands, certes, mais il y en a beaucoup. Et en les utilisant tous, en coopérant, nous pourrons franchir ce cap difficile. Et entrer dans un nouvel âge d’or.
La conférence du jour fit une certaine impression, ils s’en rendirent compte bien qu’étant dans l’œil du cyclone médiatique. Après ça, Nirgal s’entretint pendant des heures tous les jours avec des groupes différents afin de développer les idées qu’il avait lancées lors de cette fameuse réunion. C’était un travail épuisant et, après quelques semaines de cet exercice, un beau matin, il regarda par la fenêtre de sa chambre et parla à ses gardes du corps de partir en expédition. Ceux-ci acceptèrent de dire aux gens de Berne qu’il faisait une excursion privée, et ils prirent un train qui les emmena dans les Alpes.
Le train allait vers le sud en longeant le Thuner See, un long lac bleu bordé par des pâturages abrupts, des remparts et des spires de granit gris. Les villes au bord du lac avaient des maisons aux toits d’ardoise et étaient dominées par de vieux arbres, parfois un château, le tout magnifiquement entretenu. Dans les vastes pâtures vertes entre les villes s’étalaient de grandes fermes en bois, avec des œillets rouges dans des jardinières à toutes les fenêtres et à tous les balcons. C’était un style qui n’avait pas changé depuis cinq cents ans, lui dirent ses gardes du corps. Il s’était imposé au paysage, comme s’il était naturel. Les pâturages avaient été nettoyés des arbres et des pierres – à l’origine, c’étaient des forêts. C’étaient donc des espaces terraformés, d’immenses pelouses mamelonnées qui avaient été créées pour faire paître le bétail. Une telle agriculture n’avait pas de valeur économique, au sens où le capitalisme le définissait, mais les Suisses conservaient ces fermes d’altitude parce qu’ils trouvaient ça important, ou beau, ou les deux à la fois. En un mot, c’était suisse.
— Il y a des valeurs plus importantes que les valeurs économiques, avait dit Vlad lors du congrès, sur Mars, et Nirgal comprenait maintenant qu’il y avait des gens sur Terre qui l’avaient toujours pensé, du moins en partie.
Le Werteswandel, comme on disait à Berne, la mutation des valeurs. Mais il pouvait aussi s’agir d’une évolution, d’un retour à certaines valeurs. D’un changement progressif plutôt que d’un équilibre imposé. Les archaïsmes résiduels positifs, qui persistaient encore et toujours, jusqu’à ce que, lentement, ces hautes vallées de montagne isolées aient appris au monde à vivre, leurs grandes fermes flottant sur des vagues vertes. Une colonne de soleil doré creva les nuages, tomba sur une butte, derrière une des fermes, et les pâturages se mirent à briller comme une énorme émeraude, d’un vert si vif que Nirgal se sentit désorienté, puis franchement étourdi. Il avait du mal à fixer ce vert tellement il était intense !
La colline majestueuse disparut. D’autres apparurent derrière les vitres, pareilles à des vagues vertes illuminées par leur propre réalité. À Interlaken, le train tourna et suivit une vallée si abrupte que par endroits la voie entrait dans un tunnel et faisait un tour complet sur elle-même dans la montagne avant de ressortir à l’air libre et au soleil, la locomotive se trouvant juste au-dessus du wagon de queue. Le train suivait des rails et non une piste parce que les Suisses n’étaient pas convaincus que la nouvelle technologie constituait un progrès suffisant pour justifier que l’on remplace ce qui existait déjà. C’est ainsi que le train vibrait et roulait bord sur bord alors qu’il gravissait la pente en grondant et en grinçant, l’acier raclant l’acier.
Ils s’arrêtèrent à Grindelwald, et Nirgal suivit ses gardes du corps vers un train beaucoup plus petit qui les mena toujours plus haut, au pied de l’immense paroi nord de l’Eiger. Sous ce mur de pierre, il ne semblait faire que quelques centaines de mètres d’altitude. Nirgal avait eu une bien meilleure impression de son immensité à cinquante kilomètres de distance, depuis le Monstre de Berne. Il attendait maintenant patiemment que le petit train entre en bourdonnant dans la paroi rocheuse et commence à décrire des spirales et des épingles à cheveux dans le noir que ne trouaient que les lumières intérieures des wagons et l’éclair fugitif d’une galerie latérale. Ses gardes, qui étaient une dizaine, parlaient entre eux avec l’accent guttural du suisse allemand.
Lorsqu’ils revirent la lumière, ils entraient dans une petite gare appelée Jungfraujoch, « la plus haute gare d’Europe », comme l’annonçait une pancarte rédigée en six langues, ce qui n’avait rien d’étonnant car elle était située dans un col glacé entre les deux grands sommets, le Monch et la Jungfrau, à 3 454 mètres au-dessus du niveau de la mer, sans autre but ou raison d’être que sa propre existence.
Nirgal descendit du train, ses gardes sur les talons, et sortit de la gare. Il y avait une petite terrasse sur le côté du bâtiment. L’air était léger, pur et frais, à 270 degrés kelvin environ. Nirgal n’en avait pas respiré de plus savoureux depuis qu’ils avaient quitté Mars. Il lui semblait si familier qu’il sentit des larmes lui picoter les yeux. Ça, c’était un endroit qui valait le détour !
Même avec ses verres filtrants, la lumière était extrêmement vive. Le ciel était d’un bleu cobalt intense. Les parois des montagnes étaient couvertes de neige, mais le granit apparaissait presque partout, surtout sur les parois nord qui étaient trop abruptes pour retenir la neige. Là-haut, les Alpes ne ressemblaient plus du tout à un escarpement. Chaque masse de pierre avait son aspect et une présence propres, séparée des autres par d’immenses espaces vides, parfois par des vallées glaciaires en forme de U d’une extraordinaire profondeur. Au nord, ces macro-tranchées étaient très profondes, et vertes, ou comblées par un lac. Au sud, au contraire, elles étaient hautes, et ne contenaient que de la neige, de la glace et des pierres. Ce jour-là, le vent dévalant la paroi sud apportait avec lui le froid de la glace.
Dans la vallée au sud de la passe, Nirgal voyait un énorme plateau blanc, ridé, où les glaciers se déversaient depuis les hauts bassins environnants pour former un gigantesque confluent. C’était Concordiaplatz, lui dirent-ils. Quatre glaciers s’y rencontraient, puis continuaient à descendre vers le sud et le Grosser Aletschgletscher, le plus long glacier de Suisse.
Nirgal alla jusqu’au bout de la terrasse afin de saisir en un coup d’œil le plus possible de ce désert de glace. Il s’aperçut qu’elle donnait sur un escalier taillé dans la neige durcie de la paroi, à l’endroit où elle montait vers le col. C’était un sentier qui menait au glacier, en dessous d’eux, et de là à Concordiaplatz.
Nirgal demanda à ses gardes de l’attendre dans la gare. Il voulait faire un petit tour tout seul. Ils protestèrent, mais il n’y avait pas de neige sur le glacier en été, les crevasses étaient bien visibles, la piste passait au large et il n’y avait personne en bas, par cette froide journée estivale. Ses gardes du corps ne savaient trop quelle conduite adopter, et deux d’entre eux insistèrent pour le suivre de loin, au cas où.
Nirgal accepta le compromis, tira sur les cordons de son capuchon et s’engagea dans l’escalier qui descendait, mettant péniblement un pied devant l’autre jusqu’à ce qu’il se retrouve sur l’étendue plate du Jungfraufirn. Les crêtes qui jalonnaient cette vallée de neige descendaient vers le sud depuis la Jungfrau et le Monch puis, après quelques kilomètres, retombaient abruptement vers Concordiaplatz. De la piste, la roche paraissait noire, peut-être par contraste avec la blancheur de la neige. Çà et là, il distinguait des taches très légèrement rosées sur le blanc : des algues. De la vie à cette altitude. Très peu, mais tout de même de la vie. Le reste était pour l’essentiel une image en noir et blanc sous le bol bleu de Prusse du ciel. Un vent glacial se ruait comme par un entonnoir dans le canyon qui s’élevait de Concordiaplatz. Il aurait voulu descendre jusque-là pour voir ça de ses propres yeux, mais il ne savait pas s’il en aurait le temps avant le coucher du soleil. Les distances étaient difficiles à apprécier. C’était peut-être plus loin qu’il n’y paraissait. Du moins pouvait-il marcher jusqu’à ce que le soleil soit à mi-chemin de l’horizon, à l’ouest, et alors faire demi-tour. Il descendit donc sur le névé, d’une aiguille orange à l’autre, traînant le deuxième corps qui était en lui, conscient de la présence des deux gardes qui le suivaient à deux cents mètres de distance.
Il avança ainsi un long moment. La marche n’était pas si pénible. La surface crénelée de la glace craquait sous ses bottes. Le soleil avait ramolli la surface, malgré le vent frais. Elle brillait tellement qu’il avait du mal à y voir, même avec ses lunettes. Des reflets noirs dansaient au rythme de sa marche.
Les crêtes à droite et à gauche commencèrent à descendre. Il émergea sur Concordiaplatz. Dans d’autres gorges, des glaciers montaient comme les doigts de glace d’une main tendue vers le soleil, le poignet descendant vers le sud et le Grosser Aletschgletscher. Il se trouvait dans la paume blanche, offerte au soleil, près d’une ligne de vie de moraines. La glace, à cet endroit, était piquetée, rugueuse et d’une couleur bleutée.
Une bise âpre, mesquine, s’acharna sur lui et fit un passage dans son cœur. Il pivota lentement sur lui-même, comme une petite planète, comme une toupie sur le point de tomber, essayant de tout englober, de faire face à chaque point à tour de rôle. Si grand, si étincelant, si plein de vent, si vaste, d’une masse tellement écrasante – la pure masse du monde blanc ! Et pourtant une sorte de noirceur planait derrière, comme le vide de l’espace, visible là, au fond du ciel. Il enleva ses lunettes pour voir les choses dans leur réalité, et la lumière fut si immédiate et si violente qu’il dut fermer les yeux, s’abriter le visage au creux du bras. De grandes barres blanches palpitèrent un moment sur sa rétine, et même l’image résiduelle était douloureuse par son intensité aveuglante.
— Waouh ! s’écria-t-il, et il se mit à rire, déterminé à refaire une nouvelle tentative dès que les images résiduelles auraient disparu mais avant que ses pupilles se soient à nouveau dilatées.
C’est ce qu’il fit, et la seconde tentative se solda d’une façon aussi désastreuse que la première. Comment oses-tu tenter de me voir tel que je suis vraiment ? hurlait silencieusement le monde.
— Mon Dieu ! beugla-t-il, bouleversé. Ka wow !
Il attendit d’avoir remis ses lunettes pour rouvrir les yeux et regarda à travers les images résiduelles bondissantes. Peu à peu, le paysage primitif de glace et de pierre se stabilisa entre les raies pulsatives noires, blanches et d’un vert fluorescent. Le vert et le blanc. Ça, c’était le blanc. Le monde nu de l’univers inanimé. Cet endroit avait un pouvoir tout à fait comparable à celui du paysage martien primitif. Aussi grand que sur Mars, oui, et même plus, avec ses horizons lointains et sa gravité écrasante. Plus abrupt et plus blanc, et les vents y étaient plus forts. Ka, le vent transperçait sa parka comme des lances de glace, plus fort, plus froid… Ah, Dieu ! comme un vent lui perçant le cœur, il fut pénétré de la soudaine certitude que dans son immensité, sa variété, la Terre avait des régions plus martiennes que Mars elle-même. Que parmi toutes ses façons d’être plus grande, elle arrivait à être plus martienne que Mars même.
Il fut paralysé par cette pensée. Il resta un moment immobile, à regarder, à tenter d’affronter cette idée. Le vent mourut un instant. Le monde aussi était immobile. Pas un mouvement, pas un bruit.
Lorsqu’il remarqua le silence, il commença à y faire attention, à guetter quelque chose, un bruit, mais il n’entendit rien, et le silence devint pour ainsi dire palpable. Il n’avait jamais rien entendu de pareil. Il y réfléchit. Sur Mars, il avait toujours été dans une tente, une combinaison, bref, de la mécanique, sauf pendant les rares marches à la surface qu’il avait faites ces dernières années. Et même alors, il y avait toujours eu du vent, ou des machines à proximité. Ou il ne l’avait tout simplement pas remarqué. Maintenant, il n’y avait qu’un immense silence, le silence de l’univers. Un silence inimaginable, même en rêve.
Puis il recommença à entendre des sons. La pulsation du sang dans ses oreilles. Le souffle de sa respiration. Le ronron de ses pensées, comme si elles faisaient du bruit. Son propre système végétatif, son corps, avec ses pompes organiques, ses ventilateurs, ses générateurs. Encore de la mécanique qui faisait son bruit de machine, mais intérieur, cette fois. Il était libre comme jamais il ne l’avait été, dans ce grand silence où il pouvait s’entendre fonctionner, rien que lui tout seul sur ce monde, un corps libre debout sur sa planète mère, libre, ceint de la pierre et la roche où tout avait commencé. Ma mère la Terre – il pensa à Hiroko, et cette fois sans le chagrin dévastateur qu’il avait éprouvé à Trinidad. Lorsqu’il retournerait sur Mars, il pourrait vivre comme ça. Il pourrait marcher dans le silence, être libre, vivre dehors, dans le vent, dans une chose semblable à cette immensité d’un blanc pur et sans vie, avec au-dessus de sa tête une chose comparable à ce dôme bleu sombre – le bleu, exhalaison visible de la vie, de l’oxygène, le bleu, couleur même de la vie. Tout là-haut, dominant la blancheur. Comme un signe. Le blanc et le vert, sauf qu’ici le vert était bleu.
Avec des ombres. Parmi les images résiduelles qui s’attardaient encore, fugitives, s’étendaient de longues ombres qui arrivaient en courant de l’ouest. Il était loin du Jungfraujoch et beaucoup plus bas aussi. Il fit demi-tour et commença à gravir le Jungfraufirn. Plus loin, sur la piste, ses deux gardes acquiescèrent et repartirent eux aussi vers le haut, d’un bon pas.
Ils furent vite dans l’ombre de la crête, à l’ouest, le soleil ayant maintenant disparu jusqu’au lendemain. Le vent se mit à tourner sur son dos, comme pour l’aider. Il faisait vraiment froid. Mais c’était la température à laquelle il était habitué, au fond ; le genre d’air qu’il aimait, juste un peu plus dense, mais ce n’était pas désagréable. Et c’est ainsi que, malgré le poids qui l’écrasait de l’intérieur, il s’engagea dans la montée d’un pas alerte, le sol craquant sous ses semelles, s’appuyant dessus, sentant les muscles de ses cuisses répondre au défi, retrouver leur rythme, le lung-gom-pa familier, ses poumons, son cœur pompant avec force pour assumer la masse supplémentaire. Mais il était fort, fort, et c’était l’une des petites régions d’altitude martienne de la Terre. Et c’est ainsi qu’il gravit le névé en se sentant plus fort de minute en minute, fort et impressionné, exalté, terrifié par cette planète infiniment surprenante, capable d’avoir tant de blanc et de vert à la fois, son orbite si délicieusement située qu’au niveau de la mer le vert jaillissait et qu’à trois mille mètres d’altitude elle disparaissait sous le blanc, une bande de vie de trois mille mètres de largeur, pas plus. La Terre tournait dans la bulle impalpable de cette biosphère, dans les quelques milliers de mètres dont elle avait besoin sur une orbite de cent cinquante millions de kilomètres de diamètre. C’était trop beau pour être vrai.
L’effort le réchauffa si bien qu’il avait chaud même aux pieds. Il commença à transpirer et sa peau à le picoter. L’air froid était délicieusement revigorant. Il sentait qu’il pourrait soutenir cette allure pendant des heures, mais ce ne serait malheureusement pas utile. Devant et un peu plus haut se trouvait l’escalier de neige, avec sa rampe de corde soutenue par des béquilles de fer. Ses guides marchaient d’un bon pas, devant lui, ils accélérèrent encore le rythme pour gravir la dernière pente. Il serait bientôt là, lui aussi, dans la petite gare de chemin de fer/station spatiale. Ils s’y connaissaient, ces Suisses, pour construire des choses ! Pouvoir visiter le stupéfiant Concordiaplatz, à une journée de train de la capitale ! Pas étonnant qu’ils soient tellement en phase avec Mars : ils étaient vraiment ce qu’il y avait de plus près de Mars sur cette planète, des bâtisseurs, des terraformeurs, des habitants de l’air impalpable et glacé.
Il se sentait donc on ne peut mieux disposé à leur égard lorsqu’il reprit pied sur la terrasse et fit irruption dans la gare où il eut l’impression d’être transformé en bouilloire. Et quand il s’approcha du groupe qui l’accompagnait et des passagers qui attendaient le petit train, il était tellement radieux, tellement exalté que les froncements de sourcils impatients (il comprit qu’il les avait fait attendre) laissèrent place à des sourires et ils se regardèrent en riant, en secouant la tête comme pour se dire : Qu’est-ce que vous voulez ? Eh oui, que voulez-vous, ils avaient tous été jeunes dans les Alpes pour la première fois, par un beau jour d’été, ils avaient éprouvé le même enthousiasme, ils savaient ce que c’était. Alors ils lui serrèrent la main, ils l’embrassèrent et le conduisirent dans le petit train qui démarra aussitôt, car c’était bien joli, mais il ne fallait pas faire attendre le train. Puis, une fois en chemin, ils remarquèrent ses mains et son visage brûlants, lui demandèrent où il était allé et lui dirent combien de kilomètres ça faisait, et combien de mètres de hauteur. Ils lui passèrent une fiasque de schnaps. Et tandis que le train entrait dans le petit tunnel qui ressortait par la face nord de l’Eiger, ils lui racontèrent l’histoire de la tentative de sauvetage ratée des alpinistes nazis condamnés, excités, émus qu’il soit si impressionné. Après ça, ils s’installèrent dans les compartiments éclairés du train qui s’enfonçait avec force grincements et couinements dans son tunnel de granit brut.
Debout à l’arrière d’une des voitures, Nirgal regardait les roches dynamitées qui défilaient à la vitesse de l’éclair puis, lorsqu’ils retrouvèrent la lumière, il leva les yeux vers l’Eiger qui les dominait de toute sa hauteur. Un passager passa près de lui en allant dans la voiture suivante, s’arrêta et dit, avec un drôle d’accent anglais :
— Si je m’attendais à vous voir ici ! Je suis tombé sur votre mère pas plus tard que la semaine dernière.
— Ma mère ? répéta Nirgal, troublé.
— Oui, Hiroko Ai. Je ne me trompe pas, c’est bien ça ? Elle était en Angleterre, elle travaillait avec des gens à l’embouchure de la Tamise. Je l’ai vue juste avant de venir ici. Drôle de coïncidence, je dois dire. D’ici que je commence à voir des petits hommes rouges… !
L’homme éclata de rire à cette idée et s’engagea dans la voiture suivante.
— Hé, l’appela Nirgal. Attendez !
Mais l’homme ne s’arrêta qu’un instant.
— Non, non, dit-il par-dessus son épaule. Je ne voulais pas m’imposer. Je n’en sais pas plus, de toute façon. Il faudra que vous la cherchiez. À Sheerness, peut-être.
Puis le train entra en grinçant dans la gare de Klein Scheidegg. L’homme descendit de la voiture suivante. Nirgal s’apprêtait à le suivre lorsque d’autres personnes lui passèrent devant le nez, et ses gardes du corps lui expliquèrent qu’ils devaient aller jusqu’à Grindelwald s’il voulait rentrer le soir même. Nirgal ne pouvait pas leur dire le contraire. Mais en regardant par la fenêtre alors que le train repartait, il vit l’Anglais qui lui avait adressé la parole s’engager d’un bon pas dans un chemin qui descendait vers la vallée crépusculaire.